Maurice Herzog, ou le handicap à la française

Tout a été dit sur Maurice Herzog. Il a probablement été l’un des hommes politiques français du siècle passé, ou même l’un des Français tout court, dont on a le plus parlé, à tout propos et à tout sujet.   

Durant des décennies, il a été porté aux nues comme nous avons aujourd’hui peine à l’imaginer pour un responsable public. Sa carrière politique, assurée à vie, enfilait postes parlementaires, locaux et ministériels, indépendamment de ses succès et échecs dans l’action, indépendamment même de la volonté des électeurs qui plus d’une fois l’ont sèchement rejeté.

Au soir de sa vie et après sa mort, les critiques ont commencé à fuser. Tantôt son tempérament était trop comme ci, tantôt ses choix avaient été trop comme ça. Rarement on s’est interrogé sur l’étrange configuration qui a placé un homme, que rien a priori ne prédisposait pour un tel destin, pendant si longtemps sous les feux de la rampe et sous les ors de la République.

En effet, Herzog n’était pas un alpiniste comme les autres. Il avait faillit l’être. Mais sa victoire l’avait mutilé, privé de doigts et orteils. Une souffrance personnelle certaine pendant un moment, un handicap à vie à une époque où le sujet, encore plus que maintenant, était tabou. Et une aura messianique pour celui qui a fait don de son corps au triomphe de la nation sur les monts les plus élevés.

Manquant totalement de cadre pour comprendre le handicap, ne sachant pas comment l’aborder, la France d’alors n’a su qu’élevé au rang des héros immortels celui qui en était atteint. Lui-même ne l’a pas su. Tout au plus a-t-il joué de sa différence pour se hisser, dans la gloire, sur  d’autres sommets. Comme jadis à l’aube de la culture grecque, l’aveugle Homère, divin poète, était glorifié alors que, ou parce que, tant d’aveugles étaient oubliés, Herzog, le vainqueur des montagnes, par son handicap, ses stigmates miraculeux, connut un sort de héros de la nation.

Las. Tout comme Homère ne changea pas le sort des autres aveugles, de même Herzog ne fit pas avancer la compréhension du handicap, l’enfermant au contraire toujours davantage dans la crainte religieuse et la charité. Les critiques actuelles de Herzog, fondées non point sur un motif majeur, un crime qu’il aurait commis, mais sur une accumulation de petits défauts personnels dont aucun pris séparément ne les justifierait en soi, sont à comprendre comme un refus sourd, inconscient, d’un tel système, d’une telle méconnaissance du handicap et de ses situations humaines. Un refus heureux, porteur d’avenir. Signe de tant de sommets à conquérir en cordée.