Sélectionner et classer. Peut-être que Michel Foucault, l’auteur du désormais classique Surveiller et Punir, aurait ainsi dénommé son nouvel ouvrage. Les funestes et désormais défunts débats autour de l’identité nationale auraient fort bien pu porter sur ces questions, tant elles sont constitutives du moule qui forme et enserre notre pays.

Car sélectionner et classer est bien un pilier central, l’un des plus constants dans l’histoire, depuis les pères fondateurs de la République au 19ème siècle jusqu’à nos jours, de l’activité de l’Etat et de la culture de la France. Que ce soit l’école primaire, la grande école, l’administration et ses concours, le privé et ses catégories, tout semble tourné vers l’élaboration de hiérarchies entre citoyens. Qui promptement se muent en autant de statuts obtenus à vie, souvent quasi-héréditaires par ailleurs.

Le mécanisme, bien sûr, a connu divers ratés. On savait de longue date que la sélection n’était pas toujours équitable eu égard à l’origine socioprofessionnelle des parents. Cependant, on nous avait expliqué que chaque élève conservait sa chance, et que c’était le moins mauvais des systèmes.  D’ailleurs, on peut admettre qu’il a relativement bien fonctionné pour ma génération.  Mais aujourd’hui, des études ont montré que le phénomène, au lieu de se résorber  s’accentuait et que la proportion des enfants de pauvres dans les établissements d’élite déclinait vers des minimums historiques. Un certain nombre d’initiatives ont été prises dans un certain désordre et en catimini pour tenter d’enrayer cette spirale infernale mais l’évolution semble inexorable.

 

Et l’actualité est cruelle pour l’ordre établi. Coup sur coup, ces derniers jours plusieurs affaires problématiques ont émergé. Le site Mediapart s’est interrogé sur la rémunération des dirigeants de Sciences-Po Paris. Il semble que l’on puisse gagner aisément en transparence dans cette école prestigieuse.

Aujourd’hui même, c’est un autre établissement qui est dans la tempête. Voici : un brillant enfant de 11 ans, en fauteuil roulant, a osé vouloir entrer à Henri IV. Son collège de secteur, à quelques pas de chez lui, et juridiquement le lieu où il aurait dû être scolarisé. Chaos administratif devant cette insolente demande. Et rejet sec, appuyé de toute la brutalité de la majesté offensée des lieux. « On n’est pas là pour faire du social ». Il n’avait qu’à entrer dans un établissement moins coté, plus loin de son domicile, apparemment seul concerné par la loi de 2005 sur entre autres la scolarisation des enfants handicapés. Non seulement l’être invalide ne saurait prétendre à l’excellence, mais en plus cette dernière, un peu à la manière de l’homo hierarchicus de Louis Dumont, doit se préserver de la souillure que représenterait la proximité d’un fauteuil roulant. De mon temps, on semblait redouter la vue des aveugles à Polytechnique. Les critères d’évaluation de la pureté n’ont manifestement guère évolué.

Le temps est aussi à l’orage du côté de la fine fleur parfumée de la vitrine de notre société classante et républicaine. Un magazine féminin historique, Elle, avant-garde intellectuelle revendiquée du pays, a dernièrement, étrange déviation par rapport à sa ligne blanche, publié un article sur la mode des femmes noires. Où on apprend qu’elles seraient enfin en passe de sortir de leur arriération vestimentaire. Grâce à Michelle Obama, et surtout ses modèles blancs. Face au séisme politique, là encore, la rédaction n’a dans un premier temps opposé qu’un silence méprisant. Puis a soutenu que ses lecteurs avaient mal compris l’article : évidemment, ils n’ont pas le niveau. La mobilisation des citoyens ne faiblissant pas, relayée même par des membres de l’élite, la directrice, Valérie Toranian, a enfin daigné sortir de son silence. Pour assurer les Noirs de, je cite, sa « bienveillance ». Papa coumandan aimer nègre gentil.

 

Assurément, autant d’exemples, autant de cas différents. Autant d’incongruités dont on peut parier, hélas, qu’elles seront rapidement oubliées. Non sans laisser une odeur malsaine dans toutes les chambres de la maison commune. Notre pays, peut-être plus que d’autres, est face à un défi fondamental. Obsédé par le classement et la sélection, à l’âge de la diversité, il ne pourra plus faire l’économie d’une révision de ses critères de  fabrication de son élite. Pour finir peut-être par comprendre qu’exclure l’autre du fait de sa différence n’est pas faire œuvre d’excellence. C’est, hypothéquant son avenir, procéder à son propre suicide.