Le contrat social tel que décrit notamment par Rousseau est au fondement historique de notre démocratie : unissant les citoyens, il leur permet de se prononcer par un vote sur les questions publiques. Maintes fois répété, ceci passe pour une évidence n’ayant nul besoin d’être redite. Survient alors le drame. Pareilles à l’angle mort d’un véhicule dont le conducteur peut oublier l’existence et rouler sur celui qui s’y trouve sans s’en rendre compte, les zones oubliées, poussées à la marge quand ce n’est pas sous les roues du véhicule commun, sont autant de sombres lézardes de notre système politique.

Le débat, ou plutôt les échanges chaotiques souvent chargés de haine faisant suite à la publication du rapport de l’IGAS sur les établissements psychiatriques est l’illustration même des effets de la défaillance de notre modèle démocratique du contrat social. En effet, dès lors que, pour une raison ou pour une autre, un groupe minoritaire est séparé du corps des citoyens, et que ces derniers ne peuvent ou ne veulent se mettre dans la situation des premiers, la procédure du vote, tout comme le débat démocratique, mène à des aberrations.

Elles n’ont hélas pas manqué. Les nombreuses réactions des internautes montrent avant tout la profonde méconnaissance de l’établissement psychiatrique, lequel devient un véritable trou noir sur lequel chacun plaque ses fantasmes : phobie de l’immigration pour un tel, qui croit que les pays étrangers envoient des légions de fous dans notre pays ; hantise de la grève pour tel autre, qui pense que les défaillances de l’hôpital psychiatrique sont dues à la paresse de leur personnel, bien entendu de gauche ; obsession sécuritaire pour la plupart, persuadés que des armées de tueurs en masse seraient sur le point d’être libérées de par la complaisance des gauchistes ou des idéalistes.

Les journalistes, eux-mêmes probablement aussi démunis que leurs lecteurs, ont attisé le feu, cherchant à mettre en avant dans leurs titres les éléments du rapport de l’IGAS susceptibles d’intéresser leur lectorat, c’est-à-dire stimuler les penchants les plus vils. De là les titres en quête de sensationnel adoptés par des quotidiens, pourtant respectables, sur par exemple les dix mille évasions de psychopathes dangereux et sur le meurtre à l’arme blanche à Pau en 2004. Tremblez citoyens, des hordes d’égorgeurs arrivent près de chez vous.

En soi, le rapport de l’IGAS, par rapport à ce que tant d’associations, de personnes concernées, de professionnels répètent depuis des années, n’a qu’un intérêt relativement restreint. La révélation d’une partie de son contenu par le Parisien, le jour même du vote par les députés de la loi âprement combattue par la société civile sur l’obligation de soins, laisse planer un doute sur son instrumentalisation éventuelle. Sa méthode donne le coup de grâce au crédit que l’on pouvait lui conférer : en choisissant d’enquêter sur la petite vingtaine d’homicides commis en établissement ces cinq dernières années (contre combien de milliers en dehors ?), le rapport entre délibérément dans la cour de la presse tabloïd.

Au-delà des questions plus techniques, sur lesquelles se dégage cependant un large consensus des différents acteurs de la société civile impliqués, je me dois en tant qu’élu de la République de veiller au respect des principes élémentaires. Que valent les plus belles déclarations si des centaines de milliers de nos concitoyens peuvent être privés de leurs droits fondamentaux dans l’ignorance de tous ? Etre livrés à la vindicte populaire en étant accusés de crimes de masse avec une violence que même les publications xénophobes n’oseraient pas mettre en œuvre s’agissant de personnes issues d’autres cultures ? Se voir imposer pour toute perspective de vie un enfermement sans cesse plus hermétique, régi par une surenchère de dispositifs de surveillance quand ce n’est pas cette cage grillagée dans laquelle un enfant tenu pour psychotique, ce qui, soit dit en passant, est médicalement impossible, a été enfermé pendant un an ?

Dans le domaine de la santé mentale comme dans celui du handicap au sens large, au lieu de multiplier les plans spécifiques, notre pays, pour rattraper son retard sur ses voisins, doit ni plus, ni moins miser sur l’application à tous des principes de la République. Refuser la diabolisation d’un groupe en montrant que la santé mentale concerne chacun de nous, même riche et puissant, puisqu’il est par exemple beaucoup plus probable de faire un séjour en hôpital psychiatrique, ne serait-ce que pour dépression, que d’être victime d’un accident de la route sérieux. Rétablir une rationalité minimale en soulignant que la poignée de meurtres perfidement mis en avant par les amateurs de sensations fortes n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan des méfaits commis par les personnes dites saines d’esprit, et que la criminalité des personnes ayant une maladie mentale ne dépasse pas celle de la population en général. Veiller au respect du libre arbitre des citoyens et poser la vie autonome comme objectif premier, en n’acceptant pas, entre autres, la proposition de maintenir enfermées les personnes tant que la famille n’y donne son accord, alors que jamais on n’aurait envisagé une telle clause pour les patients rentrant de l’hôpital après un infarctus. Plus globalement, faire des établissements psychiatriques des lieux relevant des mêmes règles que la cité en général, que ce soit en termes de propreté, ouverture, qualité d’accueil ou encore respect de la vie privée.

Bref, une banalisation de l’établissement psychiatrique et de la santé mentale. Pour cela, une sensibilisation dès le plus jeune âge devrait être proposée, avec entre autres des interventions de témoins ou d’acteurs impliqués au sein des écoles, des rencontres avec le grand public, la remise en valeur du patrimoine historique et culturel lié à la santé mentale, en donnant un large écho à des initiatives telles que le hélas méconnu Musée d’art et d’histoire de la psychiatrie en Seine-Saint-Denis. D’autre part, du fait des défaillances persistantes des procédures démocratiques habituelles en matière de santé mentale, la démocratie directe, locale et participative doit y trouver un champ d’application pionnier. Faute d’une telle volonté politique d’inclusion, la santé mental restera cet horizon indépassable pour notre démocratie, cette zone d’ombre où les droits fondamentaux peuvent être impunément niés, cet espace d’exclusion où se projettent, comme sur un inquiétant miroir, les plus sombres rouages d’une société tout entière malade de sa dictature de la norme.